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La Vie ChonChon
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16 octobre 2011

Après le Sud

Apr_s_le_sudVies cabossées.

Un drame moderne librement adapté d'un fait divers.
Dans un après-midi caniculaire du sud de la France, quatre parcours se croisent : ceux de Stéphane et Luigi, deux cousins à peine sortis de l'adolescence, de Georges, ancien ouvrier syndicaliste à la retraite, d'Amélie, la petite amie de Luigi, et d'Anne, la mère d'Amélie.
Quatre vies quotidiennes semées de blessures, d'humiliations, de peurs et de fatigue, qui convergent vers une tragédie.

Même si c'est son premier long métrage, le scénariste-réalisateur-acteur Jean-Jacques Jauffret ne m'est pas tout à fait inconnu. Il a joué dans "Les Nuits Fauves" de Cyril Collard (1992) et dans "Pigalle" de Karim Dridi (1997). Puis a été par deux fois producteur exécutif, en 1997, sur "Les Démons de Jésus" de Bernie Bonvoisin, et sur "Sous les pieds des Femmes" de Rachida Krim. Autant le dire immédiatement, son coup d'essai est un coup de maître. La construction virtuose du film impose un trouble implacable, auquel le spectateur ne peut pas échapper.

Au commencement du film, un fait divers : la mort de Franck Oberti (un copain d'enfance de Jean-Jacques Jauffret), tué à 20 ans par un coup de fusil un soir de réveillon, dans un village. Le réalisateur construit une tragédie autour de ce drame, sans en expliquer les raisons, mais en nous en montrant la complexité. Tour de force, l'action se passe pendant les six heures qui précèdent la tragédie, décrivant le quotidien âpre mais rarement spectaculaire de ses quatre principaux protagonistes. Amélie, Anne, Luigi et Georges face à leurs histoires d'humiliations, celles qui rythment trop souvent nos journées. C'est donc un entrelacs de destinées, qui contorsionne le temps, des existences qui composent une partition chorale où l'humiliation le dispute au désoeuvrement.

Les corps mis à nu avec un maîtrise de l'image et des cadres rare au cinéma. Il y a même une dimension poétique de cette crudité, tant le réalisateur et son chef opérateur (Samuel Dravet, qui a beaucoup filmé de danse, notamment avec Alain Platel) sont respectueux de leurs personnages. Anne dans le blanc de l'hôpital, Georges dans le bleuté des néons des coulisses du supermarché, Luigi dans le rouge de la mine de bauxite : c'est aussi sublime que dérangeant. Chaque personnage est sujet à une tension qui anime chaque scène.

Et là, il faut évoquer les comédiens. On retrouve Adèle Haenel (Amélie) que nous avons découverte dans le très intelligent "La Naissance des Pieuvres" de Céline Sciamma en 2007, et qui tenait un très beau rôle dans le superbe "L'Apollonide" de Bertrand Bonello il y a quelques semaines. 

Sylvie_LachatYves_RuellanAutour d'elle, il y a sa mère Amélie incarnée par Sylvie Lachat, et Georges, l'ouvrier à la retraite qui passe à sa caisse au supermarché, incarné par Yves Ruellan. Si je me permets de publier leur portrait respectif, c'est pour insister sans réserve sur leur excellent.

Sylvie Lachat, avec son sur-poids, lorsqu'elle se douche, lorsqu'elle s'habille, lorsqu'elle sort pour aller à et pour se faire poser une poche gastrique, est d'une force incroyable. Vous serez époustouflé par sa composition, seule dans sa chambre, sous la lumière blafarde, lorsqu'elle suffoque alors qu'elle doit se faire opérer dans quelques instants. Elle qui n'avait connu que des petits rôles ("L'auberge espagnole" de Cédric Klapish en 2002, "7 ans de mariage" de Didier Bourdon en 2003, "Saint Jacques... La Mecque" de Coline Serreau en 2005, "Le grand appartement" de Pascal Thomas en 2006, pourrait concourir au César, et pour le moins, se voir offrir des rôles de grande ampleur, à la façon d'une Yolande Moreau. A la fin du film, qui ressemble à une Pieta, elle est bouleversante. Malgré vous, vous l'aides à porter le corps inerte et saignant de l'adolescent tué par une balle.

Yves Ruellan, totalement inconnu, imprime à son Georges un désoeuvrement réellement palpable. Et lorsqu'il se fait arrêter, puis fouiller par les vigiles du supermarché, parce qu'il a volé un CD - le concerto n°23 de Mozart, il dégage une un mélange de tristesse et de ténacité qui vous glacera. Là encore, c'est une scène époustouflante, qui ne vous laisse pas en paix, et qui contribue largement à décrire la complexité de la tragédie.

Ulysse_Grosjean

Face à ces deux adultes qui impriment une certaine forme de résignation, mais aussi une dignité qui refuse de s'éteindre, on découvre Ulysse Grosjean, représentant toute la fougue et les espoirs de la jeunesse. Quand les autres corps sont blanchis, le sien est violemment rougi par les poussières de bauxite, symbole de fougue, mais aussi de drame à venir. Sa nudité est donc moins crue, plus vivante, et c'est elle qui doit contenir tous les espoirs d'une vie meilleure qui pourrait passer par une forme de rébellion, si la tragédie ne venait pas cruellement et aveuglément l'éteindre. Ulysse Grosjean, un peu à la façon d'un Nicolas Cazalé dans "Le Clan" de Gaël Morel ou d'un Salim Kechiouche dans "Grande École" de Robert Salis, campe "l'homme en devenir" de façon impeccable, presque comme s'il était filmé par Pier Paolo Pasolini, André Téchiné ou Bruno Dumont. Nous devrions le revoir devant la caméra, sinon c'est à n'y rien comprendre.

Si ce film a été sélectionné à Cannes, à la Quinzaine des Réalisateur, et s'il a même concouru pour la "Caméra d'or", ça n'est pas un hasard. C'est une oeuvre écrite, filmée, cadrée, interprétée, montée admirablement. C'est aussi parce le film ne se contente pas pas d'être la captation réaliste de petits faits du quotidien dans un cinéma "social", et refuse de se subordonner à un pseudo-documentaire.

Cette tragédie moderne, dont la construction et le montage virtuoses permettent d'échapper radicalement à la banalité du fait divers, nous montre le mécanisme qui contribue à faire du regard de l'autre une prison, qui se referme sur nous et nous condamne à l'étau du préjugé auquel il devient difficile, sinon impossible d'échapper. Et tout ça sous le soleil aveuglant qui "brûle les héros de Sophocle, qui consume Oedipe ou Clytemnestre".

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