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6 octobre 2013

La vie domestique

La vie domestique

Le désespoir de l'aisance dans une banlieue cossue...

Juliette (Emmanuelle Devos) n’était pas sûre de vouloir venir habiter dans cette banlieue résidentielle aisée de la région parisienne avec son époux Thomas (Laurent Poitrenaux, impeccable) et ses deux enfants. Les femmes ici ont toutes la quarantaine, des enfants à élever, des maisons à entretenir et des maris qui rentrent tard le soir.
Elle est maintenant certaine de ne pas vouloir devenir comme elles.
Aujourd’hui, Juliette attend une réponse pour un poste important dans une maison d’édition.
Un poste qui forcément changerait sa vie de tous les jours... Mais, avec ou sans ce poste, elle pourrait "entrer dans la voie de la résistance", en refusant la glissade vers le statut d'épouse-mère-femme au foyer que lui programme l'embourgeoisement, avec l'assentiment de la gent masculine... 

La cinéaste et scénariste Isabelle Czajka collabore avec le musicien Eric Neveux pour la troisième fois consécutive. Il avait en effet déjà composé la musique de ses deux premiers longs-métrages : "L'année suivante" en 2005 (avec Anaïs Demoustier et Ariane Ascaride) et "D'amour et d'eau fraîche" en 2010 (avec Pio Marmaï, Anaïs Demoustier, Laurent Poitrenaux).

Dans son premier long-métrage, la réalisatrice observe Emmanuelle, une lycéenne dont la vie bascule suite à la mort de son père. Elle met en scène dans son deuxième film Julie, une jeune diplômée tiraillée entre le conformisme de la société et son envie de liberté. Après avoir suivi une adolescente et une jeune femme active, Isabelle Czajka propose ici de décortiquer le quotidien d’une mère au foyer. Trois films différents aux héroïnes différentes, mais tout de même reliés par ce que l’on pourrait qualifier de continuité chronologique. Comme un air de trilogie.

Isabelle Czajka souhaitait initialement adapter "La Promenade au phare" de Virginia Woolf, une exploration dans le quotidien d’une quadragénaire à la fois mère et épouse. Mais au même moment, la réalisatrice est tombée par hasard sur "Arlington Park" de Rachel Cusk qui a donc donné lieu au film "La vie domestique" : "J’ai décidé finalement de l’adapter car il recélait tout ce que je recherchais, toutes les problématiques qui me tenaient à cœur, les infimes enjeux de la vie domestique et conjugale, postmoderne et occidentale."

Afin d’illustrer au mieux le quotidien de ses personnages, la réalisatrice a décidé de les faire évoluer sur un seul et même jour : "Pour moi narrativement, du point de vue domestique, une journée c’était parfait". C’est un parti pris mais également un clin d’œil à "Mrs Dalloway", le célèbre roman de Virginia Woolf, décidément grande référence d'Isabelle Czajka.

Selon la réalisatrice, le film est un concept bien précis : "Ce n’est pas la vie amoureuse, ce n’est pas la vie conjugale, ce n’est pas la vie familiale, c’est la vie domestique, c’est à-dire comment justement les femmes finalement endossent de façon insidieuse, sournoise, sans qu’on les y oblige forcément, toutes ces petites choses du quotidien, ces choses qui sont à faire. Les femmes deviennent alors leur propre bourreau."

LVD - Emmanuelle Devos

Juliette est un personnage difficile à incarner car complet. C’est à la fois "une mère de famille, une amie, une amante et une femme cultivée". Il fallait donc trouver une actrice capable de jouer tous ces rôles à la fois : "Emmanuelle est sensuelle, c’est une femme qui 'garde' tout, c’est-à-dire qui est capable d’incarner tous ces registres-là", confie la cinéaste. Il y a là, tant dans le désir de la réalisatrice d'enrôler Emmanuelle Devos que dans le travail exceptionnel de l'actrice, un sans faute. Elle est en tout point admirable, spectatrice d'elle-même comme des autres, comprenant la mécanique huilée qui amène certaines épouses et mères de milieux aisés, par le truchement d'un mariage "intéressant", au repli sur soi, au rôle de "gardienne du foyer", assujettie aux tâches ménagères, domestiques. Il est selon moi indiscutable qu'Emmanuelle Devos est une très grande actrice, et ici encore, elle le prouve.

LVD - Devos et Ferrier

LVD - Devos et Noguerra

Autour de l’héroïne ici fédératrice gravitent des femmes différentes en bien des points. Que ce soit au niveau de l’âge, de la classe sociale, de la situation personnelle ou de la personnalité, ce groupe de femmes est à première vue assurément hétérogène. Il est pourtant soudé par la même vie domestique qui emprisonne les personnages. La situation de la femme est d’ailleurs selon la réalisatrice comparable à une classe sociale, dans la mesure où il est difficile de s’en extirper. Pour la cinéaste scénariste et dialoguiste, les femmes se retrouvent parfois sans même s’en rendre compte, piégées dans un confort matériel. Juliette donc, comme bien des femmes, "se fait des copines", à la sortie de l'école. Ainsi sa rencontre avec Betty (Julie Ferrier), Marianne (Natacha Régnier), et Inès (Héléna Noguerra), toutes trois "bien" mariées, avec de "bons partis", mais pétries d'ennui. Seule Betty reconnaît être d'extraction populaire, reconnaissant ainsi implicitiment ne pas pouvoir critiquer de façon trop virulente son sort de femme au foyer "chic". Si Betty et Inès assument leurs situation, chacune pour des raisons différentes, et ont des intérieurs et des garde-robes interchangeables (effrayants, aussi aseptisés qu'un catalogue Ikéa pour le mobilier, Banana Republic pour la garde-robe), Marianne, elle, mère et enceinte, est débordée, ne parvenant pas à s'organiser, ce que laissent justement transparaître et son intérieur, et sa façon de se vêtir.

LVD - Devos et Poitrenaux

Aux côtés de ces femmes, leurs époux. Et si Laurent (Thomas Poitrenaux) reste pétri de convictions grâce à son poste de proviseur de lycée tâchant d'aider les élèves les plus en difficultés (il travaille donc sur le terrain social, ce qui lui évite le détachement total), et encore assez soucieux des désirs et convictions de son épouse, Grégory, Bertrand, et Didier (Michaël Abiteboul, Sava Lolov, Grégoire Oestermann), les autres époux, fiers - voire imbus - de leur situations professionnelles, fiers aussi de leurs belles maisons, de leurs épouses "parfaites", de leurs enfants "bien élevés", etc... mais assumant leur machisme et leur égoîsme, lâchant probablement leur idéaux de jeunesse à cause de leur aisance pécunières. Si le film est critique devant ces époux, il ne faut pas s'y tromper, il l'est aussi devant ces épouses qui les ont choisis, probablement en connaissance de cause.

Isabelle Czajka voulait porter à l’écran la condition d'une certaine catégorie de femmes actuelles et leur place dans la société d'aujourd'hui : "Je fais partie d’une génération de femmes à qui on a dit que tout était possible en même temps : travailler, avoir une carrière, des enfants etc. que cela ne posait pas de problème, que le monde désormais était prêt et adapté à ce schéma. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. C’est beaucoup plus compliqué. Ce film m’a aidée d’un point de vue personnel à sortir de la vie domestique."  Je pense qu'elle a tenu son pari, que sa description est pertinente et ciselée.

Bien que ce ne soit pas tout à fait le propos de la réalisatrice, je me suis senti particulièrement "concerné" par ce film, car les univers sociaux et familiaux qui y sont décrits ont toujours été pour moi - et nombre de mes chroniques l'attestent - une sorte d'enfer auquel conduit presque toujours inéluctablement l'embourgeoisement. J'ai toujours craint ce qu'on appelle "la cellule de base de la société" que serait "LA" famille, tandis que je n'y vois qu'une cellule parmi d'autres, pas plus basique ni fondamentale que les autres "cellules".

Amusant souvent et émouvant pourtant, jamais triste et toujours captivant, "La Vie domestique", servi par des interprètes impeccables, est l'oeuvre d'une cinéaste talentueuse, dont la modestie apparente et la discrétion font aussi le prix.

Ce film, en toute modestie, capte une vérité de ton universelle, parce qu'il est d'une justesse implacable. Il faut du talent et une interprète d'exception pour filmer la vie qui se délite, l'angoisse qui gagne, et que ce soit captivant. Isabelle Czajka a les deux. L'histoire de cette mère qui se morfond dans une banlieue cossue éclaire avec justesse les logiques insidieuses pesant encore sur les femmes.

Le portrait atrocement lucide, empathique et drôle d'une aliénation qui piège les générations. La mise en scène, fluide et épanouie, accompagne l'acte de résistance de Juliette à cet engluement subi. Un acte de résistance en deux temps : une conversation (touchant à la perfection) entre Juliette et sa mère Nicole (Marie-Christine Barrault, qui terrasse le film en une seule scène, scène qui renvoie à celle qui inaugure le film, d'une atrocité feutrée qui glace le sang bien que faisant sourire), puis en refusant de "monter se coucher" en même temps que son époux Thomas, simplement pour prendre le temps de fumer une cigarette.

Tout ce qu'il n'y a pas dans la très surestimée série "Desperate Housewives" est dans "La vie domestique", à savoir que les femmes, et surtout les épouses, doivent résister à l'implacable dérive que peut susciter l'embourgeoisement dès lors que l'on rabote ses idéaux d'égalité. On est ici chez Virginia Woolf, devant des êtres cernés par leur inconsistance et leur inutilité grandissante. Une piqûre de rappel très efficace et stimulante de féminisme, même si elle sait faire sourire...

 

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